Cafés chantants du Caire - Vol. 2



MUNIRA AL-MAHDIYYA (vers 1884 - Il mars 1965)

Zakiyya Mansûr Ghânim, dite Munira al-Mahdiyya, fut durant deux décennies l'indétrônable "Sultane du Chant". Sans doute née à Zaqâzîq, dans le delta du Nil, elle chantait et dansait sur les planches des
cabarets de l'Azbakiyya dans les premières années du siècle et enregistra ses premiers disques en 1906, sous le nom de Sett (Madame) Munira, à la façon des almées dont elle imitait alors les tics: rires
provocants et auto-congratulations. Sa formation musicale se déroula au tournant des années 10: le saut qualitatif est impressionnant entre l'almée débutante au timbre vulgaire que l'on entend dans les premières gravures Odéon et Zonophone, et la chanteuse expérimentée que l'on découvre chez Baidaphon vers 1923. Elle triomphait à la veille de la guerre à l'Eldorado et au casino Nuzhat al-Nufûs, chantant un répertoire de taqâtîq traditionnelles ou coquines, mais maîtrisait le répertoire
savant quand elle était invitée pour des concerts privées: dôr-s et qasîda-s pour les hommes, taqâtîq pour les femmes... Certains attribuent à l'imposition du couvre-feu par les Anglais, durant la guerre, la
fermeture des salles de chant, et la décision de Munira de tenter sa chance sur les planches des théâtres, dès 1914. L'immédiate après-guerre est une période faste : première Egyptienne musulmane à se
lancer dans l'aventure de la scène, elle reprit le rôle du shaykh Salâma Higâzî dans ses grandes tragédies chantées, et se fit composer des opérettes sur mesure par Dawûd Husnî, Kâmil al-Khula'î ou Zakariyyâ
Ahmad. Les affiches publicitaires assuraient alors que 'le vent de la liberté souffle sur la salle de Munira al Mahdiyya". Des ennuis conjugaux la forcent toutefois à s'enfuir au Liban, dont elle ne revient
que dans les années 20. Elle connut alors un second âge d'or, dans ses disques comme sur la scène, culminant avec "Cléopâtre et Marc Antoine" en janvier 1927, opérette dont elle offrit la composition et le premier rôle masculin à l'étoile montante Muhammad 'Abd al Wahhâb. Mécontente de son partenaire, elle le licencia, s'octroya le rôle masculin et offrit le rôle de Cléopâtre à sa concurrente la chanteuse Fathiyya Ahmad. Ne délaissant nullement la musique de takht, elle continuait parallèlement à se produire dans les cafés chantants. Femme indépendante, elle tenait salon dans sa péniche apontée au bord du Nil,
et une réunion du cabinet s'y tint même, afin d'échapper à la surveillance des Anglais... L'année 1927 vit culminer la rivalité entre les trois reines du tarab, Munira, Fathiyya Ahmad et la jeune Umm Kulthûm qui débutait alors sa carrière. Chacune possédait sa cour, et la presse se faisait l'écho de leurs intrigues. Un journaliste, rédacteur de la revue "Le Théâtre", se laissa mourir d'amour pour Munira, entâchant la réputation de la diva. Déclinante dans sa voix, usée par des années de représentations quotidiennes, elle ne faisait plus partie des chanteuse régulièrement invitées par la nouvelle radio nationale en 1935. Elle se retira du monde du spectacle, tentant néanmoins un come back en mai 1948, qui se solda par un échec pitoyable. Umm Kulthûm, qui assistait au concert pour encourager son ancienne ennemie jurée, alla néanmoins la féliciter, bouleversée par cette cruelle illustration du sic transit. Munira vécut ses dernières années retirée, non sans avoir effectué sept pèlerinages à la Mecque. Elle accordait de rares entrevues au journalistes, recevait la visite des nouvelles gloires du chant arabe (ainsi 'Abd al-Halîm Hâfiz), et mourut digne mais oubliée, après avoir été la Sultane de son temps.

1/ Hobbak ya sîdi ghatta 'ai-koll (Ton amour efface tout le reste)
Taqtûqa en mode bastanîkar, vers 1925, composition de Muhammad al
Qasabgi.
Cette composition du jeune luthiste al Qasabgî (1892-1966) utilise pour
la première fois dans la musique légère le mode bastanîkâr, importé de
Turquie et exploité avant-guerre par les compositeurs Ibrâhîm
al-Qabbâr)î et Dawûd Husnî dans des pièces savantes de type dawr .
Munira s'empare de phrases mélodiques simples pour broder des mélismes
complexes et multiplier un ornement typique de son chant, resserrements
de la glotte en cascade provoquant une interruption de l‚émission. cette
"spécialité" de la chanteuse fit sa réputation, et on parlait ainsi de
la bahha (timbre) particulière de Munîra al Mahdiyya.

2/ Asmar malak râbi
(Un beau brun a possédé mon âme)
Taqtûqa en mode râst, vers 1925,
composition de Muhammad 'Ali Le'ba.

Cette très simple taqtûqa était déjà avant-guerre le grand succès de
Munira, et demeure à nos jours sa pièce la plus célèbre. Simple
ritournelle d'aimée, elle parvient dans les années 20 à la transfigurer
par une série de tours de forces vocaux et un sens de l'improvisation
ornementative saisissant, On remarque dans la seconde partie du disque
son découpage particulier de la phrase "ta'âla beI-agal" (viens vite me
rejoindre), qu'elle sectionne au milieu pour reprendre sa respiration et
répète sans pause. Elle semble alors prononcer "alata", qui n'a aucun
sens. Cette inversion rendit le texte délicieusement incompréhensible
pour des générations, qui firent de cette taqtûqa un symbole de la
fantaisie et des techniques de chant en vogue dans les années 20...

3/ Ya 'ênak ya gabâyerak (Tu as un sacré culot!)
Taqtûqa en mode bayyâtî, vers 1927.
Cette plainte d'une amante délaissée dénonce les "sales coups" de son
amant, qui agit envers elle "comme un pharaon", feignant l'amour et la
trompant.

4/ Ba'd el-'esha
(Après le dîner)

Taqtûqa en mode huzâm, vers 1925.
Munîra interprète ici un de ces textes "lestes" (pour l'Egypte des
années 20 ... ) qui provoquaient la colère des réformistes et des
intellectuels, appellent dans leurs campagnes de presse à assainir les
textes des chansons populaires, préfigurant la génération d'Umm Kulthûm,
triomphante à partir de la décennie suivante, "Après le dîner, il fait
bon s'amuser. Viens passer la nuit chez moi, je t'attends mercredi soir
après le dîner (... ) approche ta main, on s'amusera tout plein, je sais
bien que ta main aime me chatouiller...

5/ Shakawtu fa-qâlat
(je me suis plaint et elle m'a répondu)

Qasîda mesurée en mode bayyâtî, vers 1925.
Une des rares chanteuses de taqtûqa-s à tenter sa chance dans le domaine
savant, Munira ne se risqua que rarement au dawr et au mawwâl, mais
enregistra ses reprises des grands arias de Salâma Higâzî, ainsi que
quelques poèmes classiques chantés sur le cycle wahda, à la manière des
hymnodes passés au chant profane. C'est le cas de cette pièce. Il est
vraisemblable que Zakariyyâ Ahmad veillait à la conformité de ces
interprétations aux règles subtiles du chant savant et lu' proposait un
parcours mélodique à partir duquel la chanteuse pouvait ajouter sa
propre inspiration. Le timbre presque gouailleur de la chanteuse
provoque un effet de contraste saisissant avec la poésie pseudo-bédouine
qu'elle interprète, sans grande invention mélodique mais avec une
ornementation et une conviction remarquables.

RATIBA AHMAD

Ayant mené une carrière coïncidant avec les premiers balbutiements de la
presse artistique, Ratîba Ahmad connaît le sort de ses consoeurs des
années 20: on ignore presque tout de sa vie et de sa formation. Soeur
de la grande Fathiyya Ahmad (1898-1976), spécialisée dans le registre
savant, et de l'actrice et chanteuse Mufîda Ahmad, fille d'un
respectable shaykh et nièce de la légendaire almée Bamba Kashshar,
Ratîba Ahmad mena une carrière de chanteuse de taqtûqa-s, de dialogues
comiques et d'actrice lyrique. Deux thématiques transparaissent à la
lecture des catalogues de la compagnie Baidaphon, pour laquelle elle
grave l'essentiel de ses disques : la jeune dévergondée aux moeurs
occidentalisées et l'épouse brimée, femme du peuple vindicative. la
première vante ses charmes aux fiancés putatifs et fixe elle-même sa
dot, source inépuisable de comique. La seconde se moque d'un mari
volage, alcoolique (C'est la goutte d'eau, tu m'as réveillée au milieu
de la nuit), drogué, conteste la polygamie (Délivre-moi du feu de la
co-épouse) ou la tradition la faisant vivre à l'ombre d'une belle-mère
insupportable, annonçant en filigrane les bouleversements d'une société
de moins en moins traditionnelle. L'utilisation de l'argot, de
proverbes populaires, permet à la société civile de se chanter et
d'exprimer des débats qui ne trouvèrent ultérieurement leur expression
que dans des chants contestataires et délaissés par l'industrie du
spectacle, comme ceux du Shaykh Imâm dans les années 70.





Frédéric Lagrange, Mai 1994

Adapted from the CD-liner notes of :
L'Archives de la Musique Arabe - Cafés chantants du Caire - Vol. 1 - Artistes Arabes Associès AAA 115

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by Lars Fredriksson <mrfung@nada.kth.se>

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